Le foncier, l'exception du consensus autour de la COVD-19
L'avènement de la COVID-19 au Sénégal le 2 mars 2020, a fait naitre un large consensus autour de la gestion et de la riposte contre la pandémie. Toute la classe politique, opposition comme pouvoir, ont convenu de taire leurs dissensions en vue de venir à bout du virus. Les acteurs de développement ne sont pas aussi en reste. Les résultats appréciables obtenus dans la lutte contre la maladie tirent leur source de ce consensus.
Subitement, le foncier s'est introduit dans cette atmosphère d'urgence sanitaire comme un cheveu dans la soupe. Le littorale de Dakar d'abord, puis les terres de Ndenkeler ensuite pour ne citer que ces deux affaires, occupent la une des journaux et alimentent les discussions de salons.
La question de fonds qui vient à l'esprit est qu'elle est la cause profonde de ces conflits fonciers plus de soixante ans après la loi sur le domaine national, et six ans après celle de l'Acte III de la décentralisation ?
Ces deux lois constituent des tournants décisifs dans la gestion foncière et dans la contribution de la terre au développement économique et social du Sénégal.
La loi 64-46 du 17 juin 1964 sur le domaine national se substitue au régime foncier colonial basé sur l'appropriation privée de la terre par l'immatriculation, et institue le régime dit moderne, inspiré des principes traditionnels de gestion domaniale selon lesquels, la terre est un bien collectif, inaliénable et transmissible. Aussi, dans ce régime moderne, la terre n'est plus détenue par des maîtres ou seigneurs, mais par l'Etat au nom de tous. L'objectif de ce régime est de simplifier et de faciliter l'accès à la terre qui devient gratuit ; de stabiliser la situation des exploitants ; de rendre obligatoire la mise en valeur ; et de relativiser l'inaliénabilité.
Relativiser l'inaliénabilité oui, parce que la loi n° 76-66 du 2 juillet 1976 portant code du domaine de l'Etat lui confère une propriété sur une portion du territoire. L'exercice de cette propriété est d'une maîtrise totale et absolue. Elle est aussi exclusive et perpétuelle.
En ce qui concerne la contribution du foncier sur le développement économique et social, la terre est considérée comme un moyen, une ressource permettant d'arriver au développement et à l'épanouissement de l'homme. Elle constitue le principal capital qui, aménagée et mise en valeur est le moteur de la croissance dans tous les secteurs de l'économie, du primaire au tertiaire en passant par le secondaire. La terre abrite les exploitations agricoles, les sites industriels ainsi que tous les chaînons de la distribution, du stockage aux établissements de commerce en passant par les voies de communication. Sa centralité dans l'exercice des activités économiques et dans ses rapports avec l'individu et le groupe, fait qu'elle doit être maîtrisée tant du point de sa superficie que de son potentiel.
Au Sénégal le territoire national pour les commodités de sa gestion est subdivisé en deux domaines principaux, le domaine national et le domaine de l'Etat. L'Etat gère son propre domaine et confie la gestion du domaine national aux collectivités territoriales. Le domaine de l'Etat couvre les 5% du territoire et le reste c'est-à-dire les 95% sont du ressort des collectivités territoriales.
La difficulté surgit lors qu'il s'agit de la maîtrise de l'espace territorial. Les 95% du territoire national confiés aux collectivités territoriales constituent le lit de cette difficulté. Les limites entre collectivités sont floues pour ne pas dire virtuelles. Les superficies réellement mises en valeur et celles restées en fiche échappent aux conseils municipaux. Il en est de même des superficies affectées par délibérations, de celles disponibles ainsi que de celles insuffisamment mises en valeurs et susceptibles de désaffectation. Bref, il n'y a pas de mise à jour régulière dans la gestion des terres du domaine national confiées aux collectivités territoriales. Voilà une des sources, mais pas la moindre des conflits fonciers actuels dans les collectivités territoriales. Ces conflits perdureront tant qu'une solution idoine ne sera pas trouvée.
Une autre source des conflits fonciers se trouve dans la pression exercée sur les terres du domaine national par l'accroissement de la demande dû à l'augmentation de la population active et à la faible migration du secteur rural vers les secteurs secondaire et tertiaire. Cette migration est freinée par le faible niveau de développement industriel de notre pays et le peu de main-d'œuvre qualifiée dont il dispose. Ainsi, 60% de la population se disputent 95% du territoire national pour habiter, cultiver, élever et se déplacer sans compter les activités industrielles et commerciales. Aussi, ces 60% de la population active ne contribuent au produit intérieur qu'à hauteur de 11%.
Les 5% du territoire détenus par l'Etat ne manquent pas aussi de difficultés liées notamment à l'occupation illégale et à la spéculation foncière, entre autres.
Ce tableau à la limite alarmant, principale source des conflits fonciers, nous incite à agir et à bien agir pour apaiser nos collectivités territoriales et stimuler le développement.
Une première action et la plus urgente, serait de maîtriser le domaine national au niveau des collectivités territoriales par la connaissance précise de leurs limites, mais aussi l'utilisation faite de chaque portion du territoire. A l'aide d'outils modernes de planification et de gestion domaniale, ces collectivités pourraient répartir judicieusement leur territoire communal entre les activités présentes et futures et mettre régulièrement à jour les données.
Une deuxième action consisterait à encourager les exploitations familiales à se regrouper dans des structures leur permettant de négocier avec l'Etat, le secteur privé et les partenaires techniques et financiers. La structure qui nous parait la plus pertinente en l'occurrence, est la coopérative en raison de la solidarité entre ses membres. L'émiettement des exploitations familiales en termes de nombre, de superficies, de productivité et de rendements, ne permet pas une agriculture performante. Regroupées en plusieurs coopératives, les exploitations familiales pourront mettre en commun leurs terres et contractualiser avec l'Etat, le secteur privé et/ou les partenaires techniques et financiers en vue d'attirer des investissements plus importants. Ces coopératives les protègent également contre le bradage actuel des terres dans les communes et assurent des débouchés aux produits agricoles. L'organisation en coopératives doit par ailleurs s'accompagner du développement du secteur industriel et de l'agro business grâce à la multiplication des zones économiques spéciales et des agropoles.
Une troisième action enfin, serait d'intensifier la production agricole au sens large par l'utilisation de techniques agricoles modernes et de ressources humaines qualifiées. Les coopératives devront jouer un rôle de premier plan dans cette intensification. En concertation avec leurs membres, elles mettront à disposition les terres propices à l'agrobusiness et contractualiseront avec les investisseurs qui à leur tour, le feront avec les industries et les autres consommateurs.
Dans cette approche chaîne de valeur, les collectivités territoriales seront les portes d'entrée des partenariats et les garantiront par la préservation des intérêts bien compris des parties prenantes. L'Etat interviendra pour faciliter le Doing-business et donner un appui à la formation, entre autres.
En définitive, nous pouvons retenir que les terres du domaine national et même du domaine de l'Etat sont devenues trop étroites et insuffisamment mises en valeur. Il suffit de parcourir le pays d'est en ouest, et du nord au sud pour s'en convaincre. Partout, d'immenses superficies restent en friche pendant la quasi-totalité de l'année. L'on pourrait ajouter que ces terres sont mal entretenues en considérant la vitesse avec laquelle la désertification et l'appauvrissement des sols gagnent du terrain.
Aussi pouvons-nous retenir, que seule, la mise en valeur de nos terres peut nous préserver des conflits fonciers actuels et futurs. Cette mise en valeur passera par la maîtrise du foncier dans les collectivités territoriales, l'organisation des exploitations familiales en coopératives, le passage par la collectivité territoriale pour toute initiative de développement, la modernisation de l'agriculture et la promotion du développement industriel. Elle devra aussi s'accompagner d'une vaste campagne de communication qui visera à montrer les limites du modèle actuel de mise en valeur des terres faisant de notre pays un importateur net de son alimentation en dépit de 60% de sa population active dans l'agriculture. La formation de ressources humaines qualifiées dans les métiers de l'agriculture devra enfin suivre en vue de produire à terme, les futurs champions de l'agro business national. Par Abdoulaye SENE, économiste, ancien PCR de Sessène, CT Maire de Sandiara.
LE SOLEIL, octobre 2020
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L'avènement de la COVID-19 au Sénégal le 2 mars 2020, a fait naitre un large consensus autour de la gestion et de la riposte contre la pandémie. Toute la classe politique, opposition comme pouvoir, ont convenu de taire leurs dissensions en vue de venir à bout du virus. Les acteurs de développement ne sont pas aussi en reste. Les résultats appréciables obtenus dans la lutte contre la maladie tirent leur source de ce consensus.
Subitement, le foncier s'est introduit dans cette atmosphère d'urgence sanitaire comme un cheveu dans la soupe. Le littorale de Dakar d'abord, puis les terres de Ndenkeler ensuite pour ne citer que ces deux affaires, occupent la une des journaux et alimentent les discussions de salons.
La question de fonds qui vient à l'esprit est qu'elle est la cause profonde de ces conflits fonciers plus de soixante ans après la loi sur le domaine national, et six ans après celle de l'Acte III de la décentralisation ?
Ces deux lois constituent des tournants décisifs dans la gestion foncière et dans la contribution de la terre au développement économique et social du Sénégal.
La loi 64-46 du 17 juin 1964 sur le domaine national se substitue au régime foncier colonial basé sur l'appropriation privée de la terre par l'immatriculation, et institue le régime dit moderne, inspiré des principes traditionnels de gestion domaniale selon lesquels, la terre est un bien collectif, inaliénable et transmissible. Aussi, dans ce régime moderne, la terre n'est plus détenue par des maîtres ou seigneurs, mais par l'Etat au nom de tous. L'objectif de ce régime est de simplifier et de faciliter l'accès à la terre qui devient gratuit ; de stabiliser la situation des exploitants ; de rendre obligatoire la mise en valeur ; et de relativiser l'inaliénabilité.
Relativiser l'inaliénabilité oui, parce que la loi n° 76-66 du 2 juillet 1976 portant code du domaine de l'Etat lui confère une propriété sur une portion du territoire. L'exercice de cette propriété est d'une maîtrise totale et absolue. Elle est aussi exclusive et perpétuelle.
En ce qui concerne la contribution du foncier sur le développement économique et social, la terre est considérée comme un moyen, une ressource permettant d'arriver au développement et à l'épanouissement de l'homme. Elle constitue le principal capital qui, aménagée et mise en valeur est le moteur de la croissance dans tous les secteurs de l'économie, du primaire au tertiaire en passant par le secondaire. La terre abrite les exploitations agricoles, les sites industriels ainsi que tous les chaînons de la distribution, du stockage aux établissements de commerce en passant par les voies de communication. Sa centralité dans l'exercice des activités économiques et dans ses rapports avec l'individu et le groupe, fait qu'elle doit être maîtrisée tant du point de sa superficie que de son potentiel.
Au Sénégal le territoire national pour les commodités de sa gestion est subdivisé en deux domaines principaux, le domaine national et le domaine de l'Etat. L'Etat gère son propre domaine et confie la gestion du domaine national aux collectivités territoriales. Le domaine de l'Etat couvre les 5% du territoire et le reste c'est-à-dire les 95% sont du ressort des collectivités territoriales.
La difficulté surgit lors qu'il s'agit de la maîtrise de l'espace territorial. Les 95% du territoire national confiés aux collectivités territoriales constituent le lit de cette difficulté. Les limites entre collectivités sont floues pour ne pas dire virtuelles. Les superficies réellement mises en valeur et celles restées en fiche échappent aux conseils municipaux. Il en est de même des superficies affectées par délibérations, de celles disponibles ainsi que de celles insuffisamment mises en valeurs et susceptibles de désaffectation. Bref, il n'y a pas de mise à jour régulière dans la gestion des terres du domaine national confiées aux collectivités territoriales. Voilà une des sources, mais pas la moindre des conflits fonciers actuels dans les collectivités territoriales. Ces conflits perdureront tant qu'une solution idoine ne sera pas trouvée.
Une autre source des conflits fonciers se trouve dans la pression exercée sur les terres du domaine national par l'accroissement de la demande dû à l'augmentation de la population active et à la faible migration du secteur rural vers les secteurs secondaire et tertiaire. Cette migration est freinée par le faible niveau de développement industriel de notre pays et le peu de main-d'œuvre qualifiée dont il dispose. Ainsi, 60% de la population se disputent 95% du territoire national pour habiter, cultiver, élever et se déplacer sans compter les activités industrielles et commerciales. Aussi, ces 60% de la population active ne contribuent au produit intérieur qu'à hauteur de 11%.
Les 5% du territoire détenus par l'Etat ne manquent pas aussi de difficultés liées notamment à l'occupation illégale et à la spéculation foncière, entre autres.
Ce tableau à la limite alarmant, principale source des conflits fonciers, nous incite à agir et à bien agir pour apaiser nos collectivités territoriales et stimuler le développement.
Une première action et la plus urgente, serait de maîtriser le domaine national au niveau des collectivités territoriales par la connaissance précise de leurs limites, mais aussi l'utilisation faite de chaque portion du territoire. A l'aide d'outils modernes de planification et de gestion domaniale, ces collectivités pourraient répartir judicieusement leur territoire communal entre les activités présentes et futures et mettre régulièrement à jour les données.
Une deuxième action consisterait à encourager les exploitations familiales à se regrouper dans des structures leur permettant de négocier avec l'Etat, le secteur privé et les partenaires techniques et financiers. La structure qui nous parait la plus pertinente en l'occurrence, est la coopérative en raison de la solidarité entre ses membres. L'émiettement des exploitations familiales en termes de nombre, de superficies, de productivité et de rendements, ne permet pas une agriculture performante. Regroupées en plusieurs coopératives, les exploitations familiales pourront mettre en commun leurs terres et contractualiser avec l'Etat, le secteur privé et/ou les partenaires techniques et financiers en vue d'attirer des investissements plus importants. Ces coopératives les protègent également contre le bradage actuel des terres dans les communes et assurent des débouchés aux produits agricoles. L'organisation en coopératives doit par ailleurs s'accompagner du développement du secteur industriel et de l'agro business grâce à la multiplication des zones économiques spéciales et des agropoles.
Une troisième action enfin, serait d'intensifier la production agricole au sens large par l'utilisation de techniques agricoles modernes et de ressources humaines qualifiées. Les coopératives devront jouer un rôle de premier plan dans cette intensification. En concertation avec leurs membres, elles mettront à disposition les terres propices à l'agrobusiness et contractualiseront avec les investisseurs qui à leur tour, le feront avec les industries et les autres consommateurs.
Dans cette approche chaîne de valeur, les collectivités territoriales seront les portes d'entrée des partenariats et les garantiront par la préservation des intérêts bien compris des parties prenantes. L'Etat interviendra pour faciliter le Doing-business et donner un appui à la formation, entre autres.
En définitive, nous pouvons retenir que les terres du domaine national et même du domaine de l'Etat sont devenues trop étroites et insuffisamment mises en valeur. Il suffit de parcourir le pays d'est en ouest, et du nord au sud pour s'en convaincre. Partout, d'immenses superficies restent en friche pendant la quasi-totalité de l'année. L'on pourrait ajouter que ces terres sont mal entretenues en considérant la vitesse avec laquelle la désertification et l'appauvrissement des sols gagnent du terrain.
Aussi pouvons-nous retenir, que seule, la mise en valeur de nos terres peut nous préserver des conflits fonciers actuels et futurs. Cette mise en valeur passera par la maîtrise du foncier dans les collectivités territoriales, l'organisation des exploitations familiales en coopératives, le passage par la collectivité territoriale pour toute initiative de développement, la modernisation de l'agriculture et la promotion du développement industriel. Elle devra aussi s'accompagner d'une vaste campagne de communication qui visera à montrer les limites du modèle actuel de mise en valeur des terres faisant de notre pays un importateur net de son alimentation en dépit de 60% de sa population active dans l'agriculture. La formation de ressources humaines qualifiées dans les métiers de l'agriculture devra enfin suivre en vue de produire à terme, les futurs champions de l'agro business national.
Fait à Sessène, le 24 juillet 2020
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