Christian Schoenaers, Références (Études littéraires)
Après avoir publié en 1996, sous le titre Échappées, trois études consacrées à des auteurs du passé (Octave Pirmez, Charles Van Lerberghe et Léon Kochnitzky), le critique récidive cette fois avec des écrivains plus proches de nous : Georges Poulet, François Jacqmin et Pascal de Duve. Dédicacés à son frère Claude, ces trois essais, marqués par la pensée et la méthode de Jean-Pierre Richard — auquel est d'ailleurs dédiée l'étude consacrée à Poulet —, s'ouvrent par deux formes d'explicitation du titre de l'ouvrage. Empruntée à Charles Du Bos, la première situe la démarche du critique dans l'éthique de la dette intérieure et lui permet de rappeler ce qu'il doit d'essentiel aux écrivains morts dont il entend se faire l'exégète. Inscrits dans la même logique, la seconde explicite une méthode de commentaire largement fondée sur l'abondance des citations. Sans que le propos relève pour autant de la paraphrase...
Car, pour chacun des trois auteurs envisagés, Christian Schoenaers part d'une révélation majeure liée à un mélange de sensations physiques et d'expression de l'intériorité — dont il suit l'irradiation à travers l'ensemble des textes de l'écrivain. Pour Georges Poulet — œuvre à laquelle sont consacrées le plus grand nombre de pages de ce livre —, l'exégète a l'intelligence de recourir aux premiers écrits, notamment fictionnels, du futur critique qui publie alors sous le pseudonyme de Georges Thialet. Et Schoenaers de s'attarder aux affres et aux impasses du héros de La Poule aux œufs d'or, lequel souffre d'être sans cesse confronté à des formes diverses de brouillards qui provoquent son trouble, l'empêchent de voir clair et le condamnent, sur tous les plans de l'existence, à vivre loin des préceptes du monde ordonnancé. Cette position du héros face à la vie se retrouve dans l'attitude du critique — proche au premier abord de la confusion — face à la masse textuelle qu'il aborde. C'est d'ailleurs à travers Poe, Hawthorne et Fournier — les brouillards du Grand Meaulnes ne mènent-ils pas au domaine perdu ? — que Poulet s'approche de ce qui l'imposera aux yeux de la recherche critique de l'après-guerre. Ses premières Études sur le temps humain paraissent en effet en 1949, à Édimbourg...
Du chaos des apparences et des méandres textuels, le critique tentera désormais de faire surgir, non l'auteur, mais le moi second que l'œuvre révèle, et qui l'organise. Schoenaers s'attache ensuite à commenter longuement la correspondance, publiée chez Corti, entre Marcel Raymond et Georges Poulet. Cela lui permet de mieux faire ressortir ce qui relève, chez le critique, de l'obsession de la transcendance et de la conviction intime de la catastrophe originelle du sujet humain. Schoenaers montre bien comment cet espace mental amène Poulet à sa capacité de saisir dans l'œuvre "la vie spirituelle à son point de chute, c'est-à-dire de rétrécissement, de pétrification et de formulation" ; à son désintérêt relatif pour la forme et la langue ; et à sa fascination pour ce que les œuvres désignent au-delà d'elles-mêmes.
Belle lecture critique en somme d'une œuvre que l'on se contente généralement d'utiliser ou de célébrer ! Elle dégage des accents, une attitude et des éléments récurrents qu'il faudra réarticuler avec d'autres — extrinsèques à l'œuvre, et donc à la démarche de Schoenaers — si l'on veut un jour l'analyser par rapport à la Belgique de l'entre-deux-guerres, notamment ; au(x) destin(s) des deux frères Poulet, et aux autres critiques de langue française qui s'imposent après l'existentialisme et avant le structuralisme. Cette remarque, comme celles qui caractérisent la méthode du critique, valent bien sûr aussi pour les deux autres études de ce livre et l'époque qu'elles concernent. Chez Jacqmin, Schoenaers s'intéresse tout particulièrement à ce qui relève d'une forme d'accroissement de nulle part comme à ce qui trahit une expérience primordiale en deçà des mots, avant eux : sa réponse à une impossibilité originaire d'accéder. Où l'on trouve plus de continuité qu'il n'y paraît avec l'étude consacrée à Poulet.
Le lecteur ressent encore cette impression lorsqu'il aborde les pages consacrées à de Duve, écrivain prématurément décédé dont le commentateur nous fait découvrir la matière imaginaire originaire, l'humidité. À la différence de Poulet vis-à-vis duquel Schoenaers éprouve bien sûr une dette de critique, ici, c'est une mémoire affective plus intime qui embue sa phrase lorsqu'il évoque celui qui chercha, dans un voyage au long cours, une ultime fusion de l'être à fleur de mer et de ciel ; une ultime liquéfaction.
Schoenaers n'est pas l'homme du méta-discours mais de l'adhésion presque amoureuse. Ce qui en fait un vrai lecteur. En rendre compte en termes savants serait fausser l'appréhension de sa démarche. Marc Quaghebeur
MARC QUAGHEBEUR, "CHRISTIAN SCHOENAERS, RÉFÉRENCES (ÉTUDES LITTÉRAIRES)", TEXTYLES [EN LIGNE], 17-18 | 2000, MIS EN LIGNE LE 18 JUIN 2012, CONSULTÉ LE 04 MARS 2021. URL : HTTP://JOURNALS.OPENEDITION.ORG/TEXTYLES/1436 ; DOI : HTTPS://DOI.ORG/10.4000/TEXT, 2000
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